NUITS BLANCHES SUR HARLEM
NUITS BLANCHES SUR HARLEM
A mon avis, Jack va passer une nuit blanche. Quand je pense à toutes celles qu'on a connues ensemble, les larmes me viennent encore aux yeux.
Depuis une semaine, je quitte pas ma chambre. Je bois et je jette les canettes vides par la fenêtre. Au début, les odeurs de poulet frit et de maïs grillé me donnaient faim. Puis elles m'ont écoeuré. Ma'Janet a enfin arrêté de gueuler et de taper sur ma porte. Si elle la casse, faudra payer pour la refaire, surtout que Jim peut plus bricoler depuis qu'il a été renversé par une voiture Williamsbridgeroad. Maintenant c'est bien, je me sens flotter, on me fiche la paix. Ce serait super s'il y avait pas le problème avec Jack.
Quand on était mômes, on pouvait pas se sentir tous les deux. Jack, lui, il était fort, et intelligent en plus. Moi aussi j'étais fort, mais j'étais plus jeune et pas trop malin. Ma'Janet disait que c'était pas d'ma faute Jack et moi, on se tabassait souvent, derrière les poubelles du Splendid Food ou dans un terrain vague près d'Harlem Road. Un soir, tout a changé. Il avait vraiment le dessus. J'étouffais. Mais j'ai pas baissé les yeux. D'un seul coup, on a éclaté de rire, à se tordre. Quand on s'est calmé, il m'a dit "Maintenant, t'es mon frère ! Birdy !". Après, on a passé la nuit ensemble à se balader.
Quand Jack a eu 16 ans et qu'il a trouvé du travail dans une pizzeria, il m'a emmené avec lui. Je faisais des livraisons dans le quartier. Comme on réclamait rien de plus, qu'on n'avait pas la tête à faire des histoires, le patron a fermé les yeux. On en a passé des nuits blanches à bosser, à boire, à rire, à draguer les filles ! Jack avait plus de chance que moi, il savait leur parler. Et quand une d'elles s'accrochait trop et qu'il en avait assez, je me pointais au rancart à sa place et j'inventais des histoires. Si la fille était triste, je la consolais et quelquefois elle se laissait embrasser. Après, je racontais tout à Jack. Il rigolait et il disait "Tu vois bien, Birdy, toi aussi tu leur plais !". Mais quand il a rencontré Jenny, là j'ai compris tout de suite que ce serait différent.
Jenny, elle était belle comme Marilyn, sauf qu'elle avait pas d'aussi belles robes et qu'elle boitait un peu. Mais quand elle était là, assise avec nous sur les bidons derrière Kingsbridge, avec sa peau presque blanche et des yeux comme on peut pas imaginer, on oubliait son problème. Un soir, sa mère l'avait laissée chez une voisine pour aller à un concert des Stars Twix quand elle avait deux ans et commençait juste à marcher. Elle était tombée dans l'escalier, c'est pour ça qu'elle boitait.
Elle avait jamais dit exactement où elle habitait : elle voulait pas que son père la voit avec des gars du Bronx ou de Harlem, même s'ils étaient bien élevés comme nous qu'elle disait. Elle venait nous retrouver quand ça lui chantait, et nous on était toujours contents. Ces soirs-là, elle racontait à ses parents qu'elle allait aux cours de dactylo des Prayers Chains et que ça coûtait rien. Comme ça, plus tard, elle travaillerait dans un bureau, elle achèterait des robes à sa mère et elle se ferait même opérer la jambe dans un hôpital.
Tout le reste, ç'aurait pas dû arriver ! C'était exactement le dimanche 24 mai, y a 5 ans, la seule date que j'ai jamais oubliée. Le ciel était drôlement bleu. On se sentait tout léger, Jack et moi. On riait pour rien, comme des fous. On se disait que, peut-être, on irait un jour dans un restaurant à Manhattan, où on mange avec des fourchettes en argent tous les jours, et qu'on serait sapés comme Humphrey Bogart dans African Queen. C'est Jenny qui avait vu le film. Nous, on avait seulement vu des photos dans des magazines de cinéma que la tante d'un copain gardait depuis au moins trente ans. Moi je rêvais de m'acheter un vrai jean, avec la marque sur la poche, que j'aurais porté avec une ceinture de cuir. Mais Jack rigolait "Si tu veux réussir, Birdy, faut avoir plus d'ambitions !". Alors on s'était juré de devenir élégants et riches nous aussi, pour impressionner Jenny. Je dis nous parce que je faisais tout comme Jack et qu'ils m'emmenaient souvent avec eux.
Donc, ce jour-là on avait rendez-vous. Pourtant, ils s'étaient encore disputés dans la semaine, mais Jack était pas rancunier et Jenny tenait quand même à lui. On avait mangé des glaces en se promenant dans Hudson River Park. C'est là qu'on avait vu venir vers nous deux types, "Des sales gueules !" que j'ai pensé tout de suite, pas ce qu'on rencontre le dimanche après-midi dans Hudson River Park, plutôt le genre défoncé, qu'on trouve affalé sur le parking du Tip Club après la fermeture. Nous, on fréquentait pas ce milieu.
J'ai dit : "Les regardez pas ! faut passer vite !". Je suis peut être pas très malin, mais je devine ce que les gens ont dans la tête. Ils se sont arrêtés quand on s'est croisé, le plus grand a fixé Jenny d'un drôle d'air, et il a dit "Hey Jenny ! tu fréquentes du beau monde !". On a fait comme si on les voyait pas et, eux, ils ont continué leur chemin. Jack avait senti la main de Jenny qui tremblait dans la sienne. Il avait cru d'abord que c'était la frousse, alors il s'est énervé. "Tu le connais, ce voyou ?". Elle a juré que non, qu'il avait dit "Jenny" par hasard. Pourtant, il avait pas une tête à blaguer. Puis quand on a été loin, elle a voulu embrasser Jack mais c'était trop tard, il était fâché. J'ai pensé "Bon, ils recommencent, ça va gâcher la soirée". Je pouvais pas imaginer ce qui nous attendait. On est rentré par Railway Bakner. Ça s'est passé dans une petite rue où y avait presque personne. On entendait des télés par les fenêtres ouvertes. Jack et Jenny se disputaient toujours. Jack voulait qu'elle avoue, qu'elle lui dise qui c'était ce type. Et quand elle a lâché "Oui, je l'connais, c'est un cousin qu'a mal tourné" Jack a vu rouge. Jenny nous avait toujours dit qu'elle avait pas de famille sur New York, seulement au Mexique d'où était venue sa mère. On s'est regardé, Jack et moi. On a compris que c'était une menteuse et, qui sait, peut-être pire encore.
La gifle est partie d'un seul coup. Jenny a perdu l'équilibre et elle est tombée. Une grosse femme à sa fenêtre a crié et des gens sont sortis. Jack leur a dit "C'est rien !", il a aidé Jenny à se relever, elle avait pas mal, mais on s'est quand même sauvé en courant. La nuit j'ai pas dormi, moi aussi j'étais en colère contre elle, même s'il m'arrivait de penser qu'un jour, à force de s'engueuler, peut-être que Jack la lâcherait et que je pourrais la consoler. J'avais un caractère plus facile que lui.
Pendant la semaine, on n'a pas reparlé de Jenny. Jack avait l'air malheureux. Tous les matins, je passais d'abord chez lui et on allait bosser ensemble. Le vendredi matin, y avait une voiture de police devant son immeuble et plein de gens dans la rue qui discutaient fort. Comme j'étais pas en avance, j'ai pensé qu'il était peut-être déjà parti, alors j'ai couru. C'est là, quand le patron m'a vu arriver, qu'il m'a attiré dans le petit couloir où on range les poubelles, et qu'il m'a craché à la figure "T'oses revenir ? Et ton copain, l'assassin ? Tu crois que ça va être bon pour mes affaires, maintenant que tout le monde va le voir à la télé ?". Je suis parti en courant sans penser qu'il nous avait même pas payé. J'ai pas compris, mais aujourd'hui je peux vous expliquer.
Jenny, ce fameux dimanche soir, elle était pas arrivée jusque chez elle. Une patrouille de nuit l'avait retrouvée étranglée dans un buisson. Le mari de la grosse femme, quand il a appris ça, il est allé raconter aux flics ce qui s'était passé dans sa rue. Je sais pas comment ils ont retrouvé Jack.
J'ai jamais eu le droit d'aller le voir à la prison. Si j'avais pu leur parler aux juges, j'aurais dit exactement la vérité, et en plus qu'il l'aimait trop pour lui faire du mal, mais que s'il l'avait giflée, elle l'avait cherché, et aussi que ceux de la rue n'avaient rien vu donc rien à dire. Et surtout, j'aurais parlé du sale type qu'on avait croisé, avec son regard mauvais, son regard de jaloux que j'oublierai jamais. Mais voilà, on fait jamais attention à moi.
Jack a été condamné à mort. Il paraît qu'on avait écrit dans les journaux "Une jeune femme handicapée sauvagement assassinée par un voyou". C'est vrai que ça peut être qu'un voyou celui qu'a fait ça, mais c'est pas Jack en tout cas ! En plus, handicapée, Jenny ? Faut pas exagérer ! Elle boitait juste un peu.
J'ai plus entendu parler de cette histoire pendant longtemps.
Finalement, la semaine dernière, ils ont décidé que ce serait le 27 septembre. Aujourd'hui on est le 26. Sûr que Jack va encore passer une nuit blanche.