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Les mots d'Hélène
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10 novembre 2008

Sonate en la majeur ou Musique dans la nuit


beethoven        PETITE  MUSIQUE DANS LA NUIT

          OU  SONATE EN LA MAJEUR             partition_beethoven


Il paraissait plus que son âge, son abondante chevelure poivre et sel, léonine, encadrant en longues mèches fougueuses un visage aux mâchoires carrées. Il avait éteint sa chandelle fort tard dans la nuit et n'avait pu trouver qu'à l'aube un sommeil court et agité. Ne supportant plus de se retourner entre les draps, il s'était levé et se tenait debout, le front appuyé aux carreaux froids de sa fenêtre, un peignoir défraîchi jeté sur ses épaules. Le jour se levait, déchirant l'horizon en pâles lambeaux.

La veille, après l'opéra, il était entré sans souper, se contentant d'un frugal en-cas de hareng séché et d'un morceau de pain noir avant de se remettre au travail.

Son "Leonore" n'avait pas reçu l'accueil escompté. Désormais il ne percevait plus pendant ces soirées qu'un vague brouhaha qui, lorsqu'il ne se concentrait pas sur sa musique, le plongeait dans une sorte d'engourdissement, de torpeur, qui gagnait peu à peu tout son cœur et qui se propageait très vite à son esprit, lui ôtant jusqu'au goût de la vie. 

Ce n'était plus un secret, depuis la servante que les subsides de Monsieur le Prince Lobkowitz lui permettaient de faire venir deux fois la semaine dans son logis de la Bonngasse, jusqu'aux riches commerçants de la Königstrasse, tous savaient que Monsieur Ludwig von Beethoven était en train de devenir sourd. Il s'était confié à de rares amis, écrivant "Sache que la plus noble partie de moi-même, mon ouïe, s'est beaucoup affaiblie…" "Quelle triste vie est maintenant la mienne ! Eviter tout ce qui m'est aimé et à quoi je tiens"

Il croyait encore donner le change, évitait donc toute occasion de contact avec ses contemporains et commençait à passer pour un sauvage. Invariablement depuis des mois, chaque matin, il allait lire son journal au Café Berstendt en buvant une tasse de café troublée d'un nuage de crème. Il appréciait la taciturne Hannah qui le servait sans un mot, parfois sans même un sourire. En revanche, il fuyait ostensiblement toute personne désireuse de l'approcher, quitte à passer pour un malotru. Tout était préférable à l'aveu public de son infirmité.

Il avait toujours dans sa poche un carnet sur lequel, selon son inspiration, il jetait les notes qui lui passaient par l'esprit. Ce n'était pas à proprement parler un carnet de musique, aucune portée, aucune ligne n'y était tracée. Personne n'aurait pu déchiffrer les signes que, fiévreusement, il y inscrivait en n'importe quelle occasion.

Aujourd'hui, il travaillerait à sa sonate pour piano. Contrairement à son habitude, il avait repris sa composition, toujours insatisfait, doutant de lui-même. Il craignait que ses doigts désormais guidés par sa seule musique intérieure, se perdent sur les portées qui dansaient devant ses yeux, fatigués de les tant fixer. Il devait retrouver dans quelques mois, à Heiligenstadt, son ami médecin Franz Gerhard Wegeler et son épouse Eleonore, la petite Eleonore von Breuning de son adolescence, à qui il souhaitait dédier cette œuvre si tant est qu'elle puisse enfin voir le jour.

La journée s'écoula plus lente que les eaux grises du Danube, dans ce coton dont Novembre feutrait logis et ruelles. La plume de Monsieur de Beethoven n'avait rien ajouté à la partition commencée à l'automne. En revanche, une longue lettre à son amour impossible avait rejoint d'autres lettres aussi passionnées qui, jamais, ne quitteraient le tiroir gauche du secrétaire d'acajou, cadeau du  Prince Electeur, Maximilian Franz, l'année de ses quatorze ans.

Epuisé par l'indolence quasi léthargique de ce morne après-midi, le musicien se coucha tôt. Dût-il à ses pensées amoureuses refoulées par sa raison, le flamboyant rêve qui s'empara de son esprit ? Peu importe, ce rêve d'un romantisme échevelé l'emmena dans les prairies de Weinbergstadt. Le soleil brillait et inondait la  chevelure d'Eleonore qu'il tenait par la main. Tous les deux s'arrêtèrent au bord d'un ruisseau. Il entendait, oui, il entendait très distinctement le bruit de l'eau ricochant sur les  cailloux, le pépiement impatient des oiseaux étourdis, le rire cristallin de la belle. Son cœur était dangereusement heureux. Peu à peu, les bruits s'estompèrent jusqu'au silence, jusqu'à ce que tous ces bruits redémarrent comme guidés par le meilleur des Maîtres de Chapelle. C'était la musique qui, cette fois, venait à lui.

Deux fois, puis une troisième fois inachevée, il entendit les notes comme si ses propres doigts les avaient enfantées.

Il se réveilla en sueur, le cœur battant. D'Eleonore point, pas plus de soleil non plus dans sa chambre froide. Mais la mélodie lui était restée à l'esprit. D'un bond, il se leva, et travailla fiévreusement jusqu'au petit matin où, épuisé, il se glissa à nouveau dans les draps et s'endormit d'un sommeil de plomb.

Des coups impatients frappés à sa porte le réveillèrent en sursaut. Etourdi, la tête lourde, étonné de  voir le grand jour par la fenêtre, il alla ouvrir à une Nanni ébahie de voir Monsieur de Beethoven en chemise et hauts de chausse. Elle se contenta de lui dire "Je suis bien aise Monsieur que vous ne soyez point malade. Je m'inquiétais depuis quelques minutes". Comme à son habitude, il fit un signe de tête, voulant bien marquer qu'il avait entendu, et retourna dans son cabinet.

Lorsqu'il voulut se mettre à son travail, il ne se souvenait pas d'avoir autant avancé sur sa sonate, la relut, s'étonna de s'être tant inquiété pour un résultat qui, ma foi, au regard de ce matin qui s'annonçait moins gris, ne lui parut pas si mauvais que cela.

Je viens d'écouter les yeux clos, la sonate en la majeur. Peut-être, oui peut-être me suis-je endormie… peu importe, il me plaît d'imaginer que cette aventure vous soit vraiment arrivée, Monsieur de Beethoven.

                               

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